Novembre
2012
La
maison dans le virage
La station balnéaire
espagnole semble être dans un état d’hibernation. Les rues en principe si
bruyantes, fréquentées et inondées d’une estivale agitation ont été délaissées.
Vidées des fonctions saisonnières pour lesquelles elles ont été imaginées et construites,
les allées, les places et la ville tout entière font penser aux coursives d’un
navire fantôme abandonné à la dérive des vents et courants.
Cet univers froid et
urbain sera pour ce soir le décor d’une sortie. Même si j’affectionne plus
particulièrement les sites naturels, l’idée de courir en cet endroit constitue
une certaine forme d’excitation, d’impatience.
Je connais le parcours pour l’avoir imaginé et emprunté. Les deux premiers kilomètres sont rectilignes et divisés en deux par une montée et une descente…une belle bosse. La suite est un jeu répétitif. Il s’agit de faire des allers-retours entre le niveau de la mer et la Torre des Montgo, tour située 106 mètres plus haut.
J’accepte volontiers cette stupide répétition en sachant très bien que l’arrivée au « sommet » offrira un panorama sur la mer que les nombreuses cartes postales invendues ne seraient reproduire.
L’ambiance est claire obscure. Le soleil a débuté son agonie journalière. Les lampadaires se réveillent en dispersant une lumière blafarde. Le relais entre eux s’organise. Je grimpe en empruntant le milieu de la chaussé désertée. Les virages se succèdent les uns aux autres. La nuit gagne du terrain.
Un véhicule manœuvre pour pénétrer dans une maison aussi semblable que toutes les autres. A cet instant tout un arsenal d’éclairage s’active afin sans doute d’accentuer le sentiment présomptueux de puissance du propriétaire. Les arbres, l’allée vers un garage dont une lumière clignotante semble indiquer le chemin, la façade, tous les détails de la propriété sont mis à jour pour saluer l’arrivée…
Située dans le prolongement d’un virage, la maison s’offre à moi. Ma faible vitesse contrainte par la raideur de la route me donne l’occasion d’y pénétrer d’un regard indiscret.
L’homme s’extrait de sa voiture. La quarantaine à l’allure soignée, l’élégant personnage me dévisage un instant, avant de reprendre le cours de sa vie. Le virage me fait tourner le dos à cette scène. Seul le « bip bip » du véhicule qui vient d’être fermé m’y raccroche un instant.
Enfin l’arrivée. Au-delà d’un parking glauque, un chemin me dirige vers une tour établie en vue de prévenir l’ancien royaume d’Aragon des envahisseurs. Derrière elle, Maré Nostrum s’étend jusqu’à l’horizon. Le ciel est totalement dégagé. Une parfaite visibilité laisse apparaître les caps lointains en principe dissimulés dans les brumes estivales.
Le dernier lampadaire franchi permet d’apprécier le travail de la lune qui grimpe dans l’axe exact de cette tour. Je vais plein Est.
Je reste immobile quelques
minutes afin de me nourrir du spectacle.
Le demi-tour offre une autre vision ; le premier champ est occupé par cette urbanisation désertée. L’éclairage tout aussi puissant qu’inutile en cette saison, permet d’en distinguer les limites géographiques. Le littoral est ponctué de la sorte. Aussi loin que porte le regard, des spots éclairent des rues désertes.
L’arrière-pays est plus sombre. Seuls quelques villages sont relayés par des lignes asphaltées que les véhicules empruntent. L’horizon est plein Ouest marqué par la chaine des Pyrénées dont la silhouette se découpe dans le ciel.
J’attaque la descente
en pensant à cet univers montagnard au sein duquel j’évoluais il y a seulement quelques
jours. Empruntée dans le sens contraire, la rue apparaît nouvelle. La vitesse
de progression beaucoup plus rapide accentue également cette impression. La
nuit a gagné du terrain et apporte également une touche nouvelle au décor.
La maison dans le virage est rapidement atteinte du regard. L’éclairage extérieur est maintenant accompagné par celui du reste de l’habitation. Au-dessus du garage, une vaste terrasse surplombe le jardin et la mer. Une immense baie vitrée laisse apparaître un luxueux salon.
Un deuxième véhicule vient d’arriver. De la porte entre ouverte s’extrait des jambes féminine d’une longueur et d’une finesse étonnante. La conductrice est maintenant dépliée à demie dissimulée dans la pénombre. Mon imagination débordante dans ces moments-là m’indique qu’elle est très belle et qu’elle vient rejoindre son amant qui l'a précède sur les lieux de leurs retrouvailles.
Si je ne peux que imaginer cette personne, je sais que mes passages réguliers sous les lampadaires lui permettent de voir un fou en short, t-shirt et bandeau dans les cheveux, dévaler la rue dans sa direction…. Sans doute à demie-rassurée elle constate que ma descente se poursuit.
Mon corps assure cette
progression alors que mon esprit est resté devant la maison. Cette séparation
est classique chez le coureur qui peut alors réfléchir tout en réalisant son
activité « sportive ».
Enfin le demi-tour. Je me surprends d’attaquer la monté de manière soutenue. La motivation n’est plus liée à la seule satisfaction de faire fonctionner ce corps mais bien d’accéder au plus vite à la maison dans le virage que j’atteins rapidement du regard.
Curieux de connaître la suite des évènements, je néglige totalement le parcours et heurte violement le trottoir. La douleur est vive et c’est furieux contre moi-même que je poursuis ma course en boitant. Non seulement ma curiosité m’a fait oublier le but de cette escapade mais elle a aussi risqué de me priver, sur blessure, de toutes celles à venir.
La vision de la tour me réconcilie avec cette sortie nocturne. La lune en dessine le contour en ombre chinoise. Le spectacle est nouveau. Notre satellite transmet sur la surface marine un halo de lumière d’une blancheur extrême….J’imagine un dauphin réalisant des sauts gracieux au-dessus d’un nageur tendant un bras vers le ciel…L’affiche du Grand Bleu serait alors parfaitement reproduite. C’est dans cette ambiance cinématographique que je reprends la descente bien décidé à ne pas me laisser distraire par la maison dans le virage et par la vie supposée de ses occupants.
Les allers-retours se sont enchaînés comme souvent au-delà du raisonnable. Cette motivation préservée de toute forme de lassitude était-elle due au désir déplacé d’en savoir plus sur cette maison et ses occupants ?
Pas seulement, l’éclairage lunaire offrant à chaque arrivée un univers nouveau, m’a certainement permis de faire face au syndrome du hamster pris dans sa roue infernale. Pauvre bête insensible aux activités humaines limitrophes...
Gilles LORENTE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire